mercredi 21 mai 2008

Recherche documents photo / vidéo... D'avance, merci !


Kick's nous écrit !



Julien Thomas nous a retrouvés les uns après les autres. Puis il nous a encouragés (poussés ?) à exhumer les documents que vous allez découvrir ici.

Passés du scepticisme au soutien actif, nous lui avons fait confiance car sa démarche semblait désintéressée, ce qui s’est vérifié par la suite. Depuis 1999, ce jeune passionné est devenu THE spécialiste de l’histoire de notre groupe (sous ses différents noms), recueillant les anecdotes et les vieux papiers, reconstituant pas à pas le déroulement des épisodes, jusqu’à écrire un premier bouquin, en envisager un second, puis aujourd’hui créer ce blog.

Les photos, cartes postales, affiches, articles de journaux, programmes de concerts, 45 tours vinyl, bandes, cassettes qui dormaient dans nos greniers, et autres films 8mm ou reportages télé (qui dorment encore, mais ne désespérons pas), vont donc se retrouver sur ce site, au fur et à mesure de leur redécouverte et de leur mise en perspective chronologique ou thématique.

Car une solide connaissance de notre aventure musicale ne suffit pas. Il faut un réel talent de journaliste (ce Julien, quelle belle plume !), et la distance nécessaire (aucun de nous n’aurait pu faire cela sans partialité), pour arriver à un tel résultat. Et ce n’est pas fini : les mois et les années qui viennent apporteront leur lot de trouvailles, que nous nous efforcerons de nourrir. Le plus beau cadeau que vous pourriez nous faire, vous, visiteur de ce blog, serait de nous faire profiter d’un film du groupe sur scène, notre univers natif, là où nous prenions notre pleine mesure.

Certes, nous n’avons jamais été Led Zeppelin, mais nous sommes allés beaucoup plus loin que la formation de lycée que nous aurions pu rester. Nous avons travaillé dur pour combler les faiblesses techniques de nos débuts. Nous avons été enthousiastes, animés du feeling d’Otis Redding pour jouer des morceaux qui ne le méritaient pas toujours. Nous avons parfois été touchés par le miracle de la créativité. Nous avons surmonté mille galères. Nous avons été sincères et respectueux envers le public. Cette expérience fonde toute une vie.

La belle histoire que nous avons vécue nous revient en pleine gueule, car Julien nous la raconte sous la forme d’un documentaire actuel. Notre équipée y est restituée sans idéalisation, avec esprit critique, par un documentaliste à qui « on ne la fait pas » (le bougre est un bon musicien). C’est ainsi que nos enfants, et tous ceux qui s’y intéresseront, auront accès à un témoignage crédible.

Magie d’une technologie, tout est là, tout sera là, consultable à l’envi. Heaven Road, Satan, et Ciel d’Eté reviennent de loin... Bravo à Julien Thomas pour cette belle réalisation. Et merci à lui de redonner vie à cette « vie antérieure ».

Christian Savigny, 16 mai 2008.

jeudi 15 mai 2008

Heaven Road : Mil Neuf Cent Soixante Et Onze



L'année 1971 démarre en fanfare avec le premier passage de Heaven Road au Golf Drouot, à l'occasion de son célèbre tremplin. Pour un groupe français, passer au Golf est déjà en soi une petite consécration. En effet, ce club constitue le véritable point névralgique de la culture rock française, un temple mythique dans lequel a défilé depuis 1960 tout ce que la France compte de formations rock. « Le Golf Drouot, c'était mythique pour nous, il y avait encore l'odeur des grands, comme Johnny » [1], se souvient Miror. Heaven Road participe donc au Tremplin des groupes amateurs et semi-professionnels du 8 janvier 1971, en concurrence avec les Grave Diggers (Suisse), The Spleen (Drancy) et Obsession (Essonne). Ils sont désignés vainqueurs par un jury unanime après une heure et demie de spectacle, lors duquel ils interprètent des morceaux de Colosseum, The Flock, East of Eden, Jethro Tull et Led Zeppelin, ainsi que des compositions personnelles. C'est un véritable succès pour le groupe, qui démontre « au public parisien que la pop-music [existe] également en province et s'y [porte] même assez bien. » [2] Un compte-rendu de la soirée par Rock & Folk [3] parle même de « qualités d'instrumentistes et d'homogénéité » notables. Fort de cette victoire, Heaven Road peut alors légitimement espérer enregistrer un disque très prochainement, même si, tel que l'écrit le Maine Libre, « il reste encore du travail à faire à ce groupe amateur pour qu'il puisse arriver au même niveau que des groupes français tels que Triangle, Zoo ou Gong. » [4]




Richard Fontaine, live 1971


A l'heure de son premier passage au Golf Drouot, il convient de considérer le parcours de Heaven Road dans le contexte de son époque. En 1970, le rock est encore perçu en France comme une bizarrerie pour jeunes dégénérés, même si les marchands ont commencé à récupérer le phénomène. On remarque aussi de curieuses associations des genres, comme lorsque politique et rock font bon ménage sur la scène de la Fête de l'Humanité. A l'exemple des mouvements de la contre-culture dans les pays anglo-saxons, la pop-music devient un phénomène non plus strictement musical mais avec une vocation socioculturelle à part entière. Curiosité paradoxale typiquement française, le mot « pop » désigne en France une catégorie culturelle relativement underground, alors qu'en Angleterre ou aux Etats-Unis, ce qui est « pop » renvoie, comme son nom l'indique, à du réellement populaire. Parallèlement à la variété poids lourd qui règne sur les hit-parades, la pop se propage dans les milieux de la jeunesse branchée, qui l'envisagent sous des angles sensiblement différents. Alors que les étudiants et les intellectuels la considèrent comme un prolongement artistique des mutations idéologiques nées de Mai 68, pour les jeunes des quartiers et en province, elle représente une alternative aux modes de vie peu exaltants (service militaire, vie de famille et travail inintéressant) que leur propose la société du début des années 1970. Une chanson de Heaven Road, « Chienne de Vie », illustrera ce sentiment vécu par une majorité de jeunes :

Tous les soirs c'est pareil, je rentre du travail
Je passe au café prendre un verre
Ça me permet d'entendre pour deux ou trois cents balles
Quelques disques pas trop mauvais
Je prends mon pied devant le billard électrique

Pour oublier en écoutant cette musique
Que je m'ennuie !



Michel Chevrier, André Beldent, Alec Richard, live 1971


Bien que phénomène de société, la pop-music ne s'épanouit pas en France sur le plan strictement artistique, loin de là. Depuis les premiers disques de Johnny Hallyday en 1960, la musique de rythme en France est marquée par le syndrome de l'importation. En effet, au lieu de créer, on préfère adapter en Français les tubes anglo-saxons, plutôt que de développer des formes d'expression musicale idiomatiques. Aussi, les hit-parades sont engorgés par les vedettes yé-yé, tandis que les rockers authentiques (Vince Taylor, Ronnie Bird) ne connaissent que peu, ou pas, de succès. Lorsque la musicalité devient un critère prédominant de la production musicale anglo-saxonne, au tournant des années 1966-67 qui voient paraître nombre de concept-albums outre-manche et derrière l'Atlantique, le problème devient plus que jamais épineux pour les artistes français. Il n'est alors plus question de produire simplement des adaptations, mais de créer sur les bases des nouvelles libertés offertes par l'abolition des frontières musicales et stylistiques. Et le défi n'est tout simplement pas relevé par les français, à l'exception de quelques esthètes comme Serge Gainsbourg ou Gérard Manset, de toute façon ignorés du grand public. L'espoir naîtra avec les premiers efforts de groupes novateurs comme Martin Circus ou le Système Crapoutchik. Mais le premier connaîtra très vite un remaniement de personnel qui l'entraînera vers la variété la plus inepte, tandis que le second (pourtant digne émule de la pop britannique) disparaîtra purement et simplement, après pourtant une poignée de singles brillants et un superbe album-concept, le premier du genre en France (l'excellent « Aussi Loin Que Je Me Souvienne », 1969).

Cet échec de l'implantation d'une musique pop en France s'explique en partie par le fait qu'elle ne trouve pas le contexte ou les infrastructures suffisantes pour se développer et s'épanouir. Il existe pourtant des structures qui peuvent accueillir les groupes pop, tout particulièrement les MJC, instituées par André Malraux, et les centres culturels. Mais de nombreux problèmes se posent, entre autres la question de l'insonorisation des salles et les plaintes pour nuisances sonores. A Paris et dans les grandes villes, quelques clubs constituent bien de plausibles pendants français aux mythiques Marquee, Flamingo ou Crawdaddy britanniques, mais en province !

La France se trouve également à la traîne en ce qui concerne les festivals, et ce pour un certain nombre de raisons. Alors que Monterey, Woodstock ou Wight symbolisent dans l'esprit du public français la pérennité des grands rassemblements pacifiques autour de la pop-music, l'implantation de ce type de manifestation en France est mise à mal en premier lieu par la mauvaise volonté des pouvoirs publics. En effet, nombre de festivals se retrouvent frappés d'interdiction gouvernementale. Alors que le premier évènement du genre, organisé par le label Byg et le journal Actuel, contourne la difficulté en se tenant non plus à Paris comme initialement prévu mais à Amougies en Belgique (automne 1969), d'autres passent outre et se déroulent malgré tout (Aix-en-Provence, Biot, Valbonne, à l'été 1970), mais restent marqués par des difficultés d'organisation et se soldent par des déficits financiers. Un autre facteur notable sape les tentatives des organisateurs : la resquille, spécialité bien française. C'est une idée répandue dans la France de l'immédiat après-68 et qui voudrait que la musique se doive d'être gratuite : un phénomène qui grève systématiquement le budget des organisations, comme celle du festival de Biot (4 000 entrées payées sur 25 000 – et par des spectateurs étrangers). Enfin, d'autres évènements boivent également la tasse : Saint-Gratien (avril 1971), plombé par une faible fréquentation, ou Auvers-sur-Oise (juin 1971), gâché par une pluie aussi incessante que diluvienne. La vogue de ce genre de festivals passera ainsi rapidement, malgré de beaux moments de musique, tels que le Franche-Comté Pop Festival de Montbéliard, en septembre 1972, ou le Kosmess Festival aux Arènes de Poitiers en mars 1974.

Quant à la presse spécialisée qui relaie le mouvement pop, celle-ci est volontaire mais reste marginale. Des nombreuses publications qui apparaissent à cette époque, Rock & Folk, Best, Actuel, Pop Music, Extra, Pop 2000 ou encore Le Pop, peu survivront à la pression exercée par le business. Quant à la télévision ou la radio, c'est encore le désert, malgré quelques émissions comme le « Pop Club » de José Arthur, « Campus » de Michel Lancelot ou « Monsieur Pop » de Jean-Bernard Hebey, diffusées de toutes façons à des heures tardives et par conséquent peu accessibles. Il faut d'ailleurs savoir que s'il a été institué sur les radios une limitation de la diffusion de musique anglo-saxonne (20 % de la programmation) pour préserver la production française, ce ne sont pas les groupes pop qui en profitent mais bien les yé-yé et autres artistes de variété.

Cette pression se retrouve, de façon plus prononcée encore, dans les milieux de l'industrie du disque, qui fait preuve de grande frilosité vis-à-vis de tout ce qui se révèle être un tant soit peu expérimental, et par conséquent sans potentiel commercial. Malgré que de nombreux groupes se forment, les maisons de disques restent méfiantes et ne les signent qu'au compte-goutte, à raison d'un ou deux par firme : Martin Circus et Blues Convention chez Vogue, Zoo chez Barclay, Triangle et Variations chez Pathé, Magma et Ange chez Philips. Il n'existe que peu de labels indépendants, à l'exception de Saravah, Byg ou Thélème, qui produisent des groupes underground intéressants, bien reçus par la critique, mais ne touchant pas le grand public. Alors, pour survivre, les formations françaises doivent faire le choix de s'aligner sur les critères préconisés par le hit-parade : compositions faciles, morceaux courts et dansants, refrains accrocheurs ; le but recherché étant avant tout le profit commercial et non l'éducation des masses. Et beaucoup de groupes, n'ayant pas d'autre alternative, payent de leur intégrité pour des singles dont le contenu tranche singulièrement avec ce qu'ils proposent en concert. Yves Tribaleau se souvient : « Il faut savoir quand même qu'à l'époque la rock music française se portait très mal, tous les groupes ont viré à la variété, Martin Circus, Triangle, etc… Comme Dynastie Crisis, tous les groupes français, quoi, pour pouvoir vivre. Je comprends, je ne reproche pas aux musiciens d'avoir fait ce choix-là. Moi, je crois que je ne pouvais pas assumer, j'avais une autre vision de la musique. » [5] Et lorsque ces groupes débarquent en province, ils ont beau venir de Paris (ce qui est parfois gage de crédibilité pour le public) et être auréolés d'une reconnaissance relative de la presse spécialisée, le profil adopté est plutôt bas et l'affaire tourne à la partie de baluche, pour des « galas » qui, s'ils compensent le sévère manque d'animation en province, ne feront pas pour autant décoller les ventes de disques. Sam : « On avait rencontré Jacky Chalard, qui était producteur. C'était parole d'évangile, Chalard ! Il était venu avec son groupe à Champagné, à la Fête des Lances, en première partie de C. Jérôme. Il faisait vraiment du commercial, et il nous avait dit : « Vous voyez les gars, si vous travaillez pas suffisamment, vous voyez ce qui vous attend ! » [6]



Heaven Road, photo promo 1er trimestre 1971


La presse évoque régulièrement la crise de la pop « que d'aucuns affirment au bord de la faillite » [7], « dont la juste valeur a peine à être reconnue dans de nombreux pays, et notamment en France » [8], « un univers où il reste de plus en plus difficile de se faire une place au soleil » [9], et cette situation semble être spécifique à la France. Si l'on observe en effet ce qui se passe dans un pays comme l'Italie, le contraste est frappant. Derrière les Alpes, on a également connu durant toutes les années 1960 le phénomène d'importation du rock anglo-saxon : importation de tubes (adaptés dans la langue de Dante), mais aussi de groupes, d'obscures formations beat britanniques telles que les Primitives, les Rokes ou le Doc Thomas Group venant occuper un marché italien moins saturé que son équivalent britannique. Cependant, au début des années 70, il apparaît que le rock progressif anglais connaît un succès considérable en Italie (ce qui peut s'expliquer par les nombreuses correspondances existant entre ces nouvelles révolutions sonores et les traditions musicales classiques transalpines). Exemple simple mais éloquent, le classement au hit-parade italien de mars 1972, où l'on trouve, à la onzième place, « Fragile » de Yes ; à la cinquième, «Islands » de King Crimson ; en quatrième, « Nursery Cryme » de Genesis ; en troisième « Pictures At An Exhibition » de Emerson Lake & Palmer ; en second « Storia Di Un Minuto » de Premiata Forneria Marconi et, premier, Van Der Graaf Generator avec « Pawn Hearts » ! Mais ce qui est le plus ahurissant dans le paysage musical pop italien de cette époque, c'est la myriade de groupes (près de 250 !) qui se forment entre 1970 et 1974 et qui, pour les trois-quarts d'entre eux, publieront au moins un album chacun, ceux-ci étant devenus aujourd'hui des classiques du rock progressif symphonique le plus aventureux et expérimental ! Et, assez étonnamment (malgré une promotion insuffisante de la part des maisons de disques, entrainant généralement la démobilisation des groupes), ces disques se vendent plutôt bien ; un succès populaire qui se retrouve également dans les concerts ou les nombreux festivals de l'époque (Caracalla, Palermo, Raduno Davoli, Villa Pamphilli, Viareggio, etc). Pour les plus sceptiques, on peut à la rigueur suggérer une comparaison avec le relevé des onze premières places du hit-parade français de mars 1972, c'est édifiant…

Dans le contexte de 1971, Heaven Road n'est pas un groupe pop comme les autres. Il a un atout particulier : ses membres sont étudiants, normaliens qui plus est, et appartiennent donc à un environnement socioculturel relativement privilégié qui leur permet de se placer à l'avant-garde du mouvement pop. Certains, comme Sam, ont même une culture musicale héritée de la musique classique, ce qui n'est pas si courant à cette époque. De ce fait, Heaven Road va, dès cette époque, se voir affublé de l'étiquette un rien méprisante de groupe « intello », une réputation qui placera parfois une certaine distance entre lui et les autres formations locales.

Heaven Road poursuit ses répétitions, dans les sous-sols de l'église de Bellevue, à Coulaines, petite ville périphérique au nord-est du Mans. S'il peut sembler insolite a priori qu'un tel lieu accueille un groupe de rock jouant du Led Zeppelin à fond la caisse, Heaven Road y établira pourtant ses quartiers durant plus d'un an. Sam se souvient même que le groupe y était même reçu de façon spécialement chaleureuse par le prêtre : « Comme on s'appelait Heaven Road, on était très bien accueilli… » [10] Et c'est à l'occasion de ces répétitions que les musiciens perfectionnent leur cohésion, et que les progrès commencent à pointer. Le groupe expérimente aussi avec bonheur les possibilités de leur chambre d'écho, « la même que Pink Floyd, une Binson à galet, qui avait vraiment un son super ! » [11]

Après avoir donné une série de concerts en Sarthe au mois de février, à l'IUT et à la Maison Sociale du Mans, ou dans les MJC de Fresnay-sur-Sarthe et Château-du-Loir, Heaven Road remonte à Paris pour participer à nouveau au tremplin du Golf Drouot, le 5 mars. Au coude à coude avec le groupe Crépuscule, Heaven Road remporte le concours, faisant grosse impression avec ses propres compositions, mais aussi de très bonnes interprétations de titres de Triangle (« Left With My Sorrow », « Peut-Être Demain »), East of Eden (« Nymphenberger ») ou Led Zeppelin. « The Lemon Song », démarquage zeppelinien du « Killing Floor » de Howlin' Wolf, est l'un des grands moments des concerts de Heaven Road, et permet à Miror de démontrer ses extraordinaires talents de chanteur. Rock & Folk, dans son numéro d'avril, fait un compte-rendu du tremplin : « Heaven Road (Le Mans) revenait le 5/3 pour montrer qu'il était en progrès considérable par rapport à ce que l'on avait vu lors de son dernier passage en janvier. » [12]


Heaven Road, en coulisses au Golf Drouot, 5 mars 1971


Cette nouvelle victoire au Golf Drouot semble ouvrir de nouvelles portes à Heaven Road qui se voit consacrer un petit article au mois de mai dans le n° 6 du journal Extra. Illustrée d'une superbe photo prise dans les coulisses du Golf Drouot, cette fiche signalétique présente le groupe en mettant bien l'accent sur le fait qu'ils sont issus de l'Ecole Normale. L'article évoque également une tournée que le groupe effectue dans toute la France avec Triangle et Dynastie Crisis, mais il annonce aussi, de façon erronée, la sortie au mois de juin d'un single sur le label Minos !


Christian Savigny, live 1971


Si Heaven Road n'a en fait jamais tourné avec Triangle, il entretient avec Dynastie Crisis des liens assez privilégiés, tout d'abord dans le cadre de dates communes. A cette époque, Dynastie Crisis est l'un des groupes les plus prometteurs du mouvement pop français, même s'il n'en est pas moins victime des difficultés que nous avons pu évoquer précédemment. L'année 1971 ne sera pas facile pour Dynastie Crisis qui se trouve en conflit vis-à-vis de sa maison de disques Somethin' Else. Après quatre singles et un album, le groupe ne décolle toujours pas, miné par les galères et les difficultés de management. Au printemps 1971, Dynastie Crisis, dont Eric Clapton a même dit qu'il s'agissait de son « groupe français préféré », tourne sans relâche et prend sous son aile plusieurs groupes de province, dont Heaven Road. C'est surtout le bassiste de Dynastie Crisis, Jacky Chalard, qui s'investit dans une démarche bienveillante vis-à-vis des musiciens manceaux. Il devient leur producteur pour quelque temps, leur prodiguant de nombreux conseils, sur le plan musical mais également sur des questions de management. Chalard aidera notamment Heaven Road dans ses tentatives pour enregistrer un disque.

Une première occasion se présente bientôt. Contrairement à ce qui est annoncé dans Extra, Heaven Road ne publiera pas de simple en juin 1971, mais effectue tout de même ses premiers pas en studio quelque temps après sa victoire au tremplin du Golf Drouot. Sous la houlette du manager professionnel Yvon Botrel, qui s'occupe entre autres des Variations et de Magpye (et dont Yves Tribaleau sera même un temps l'associé), le groupe fait un essai pour la firme Polydor. « On est arrivé dans la matinée au studio Davout. Je me souviens qu'en plein milieu de la pièce trônait l'orgue de Vangelis Papathanassiou, un gros Hammond B3. » [13] Inutilisé quelque temps pendant les sessions qui aboutiront à la bande-son du film « L'Apocalypse des Animaux », l'instrument impressionnera tant nos amis qu'ils tenteront, sans succès, de l'emprunter pour faire jouer Alec dessus. « C'était davantage un essai qu'une maquette. Sur un morceau qui s'appelait « Tout », avec un texte du genre « Tout arrive un jour, il suffit de le vouloir, il faut essayer », etc… Ça donnait une sorte de scansion, avec une pulsion et une rythmique qui ont bien plu à Polydor. » [14] Créé au début de l'année 1971, « Tout » représente un nouveau cap dans la carrière de Heaven Road : il s'agit de sa toute première composition en français. Le groupe a compris qu'en préférant les textes francophones à l'anglais, il s'inscrirait mieux dans le courant pop français. C'est également un atout qui séduit énormément les maisons de disques et leurs directeurs artistiques. Il y a donc là une véritable opportunité de gagner en potentiel commercial. Mais cet essai chez Polydor ne donne rien : « A notre niveau, ça a été calamiteux. On chantait ça à cinq, puis d'entrée, ils ont décrété qu'il y en avait deux qui chantaient faux. « Non, vous là, vous chantez plus ! » Ce qui fait qu'à la fin, je me suis retrouvé tout seul à chanter ! » [15] Cet épisode laissera à Miror un souvenir amer : « J'étais furieux : j'avais vraiment l'impression qu'on nous avait tous traité comme un « produit » éventuellement « utilisable ». Pas vraiment l'esprit « StarAc », le Miror… » [16].


Heaven Road, photo promo 1er semestre 1971


Heaven Road et Dynastie Crisis retrouvent le public manceau le 25 mars à la Salle des Concerts, à l'occasion d'une soirée organisée par la Corporation des Etudiants de la faculté de Lettres du Mans. Ils partagent l'affiche avec les Shouters, pour un concert qui connaîtra un beau succès. Le Maine Libre observe finement : « Que cette musique soit plus spécialement réservée, c'est possible ; elle ne déchaîne plus, mais entraîne c'est certain » [17]. Deux jours plus tard, Heaven Road, auréolé de sa récente victoire au Golf Drouot, passe en tête d'affiche à la MJC de Château-du-Loir, lors d'un concert organisé par les jeunes du foyer socio-éducatif. Le 9 avril, le groupe remporte un véritable triomphe au Kent, à Clohars-Carnoët (Morbihan), dans le cadre d'un grand gala de pop music organisée par le Club Ecossais. Heaven Road se produit en compagnie de Expression (Laval) et de Virus (Lorient). Le quotidien local La Liberté fait le lendemain un compte-rendu très enthousiaste du passage des manceaux : « Jouant un ton au-dessus [d'Expression] et s'appuyant sur un excellent batteur et sur un extraordinaire chanteur, le Heaven-Road du Mans s'attacha ensuite à illustrer ce que peut être le pop quand on le joue selon son cœur. Ce groupe eut aussi l'immense mérite de porter l'ambiance jusqu'à la surchauffe. » [18]


Michel Chevrier, live 1971


Yves Tribaleau, le manager-sonorisateur de Heaven Road, collabore à cette époque avec l'AGEM (Association Générale des Etudiants du Maine) pour l'organisation du premier festival pop de plein air en Sarthe. Ce rassemblement aura lieu dans l'enceinte du stade de Malicorne le dimanche 16 mai 1971 et se déroulera en deux parties, tout d'abord un gala-concours de 10 heures à 20 heures, avec la participation de pas moins de vingt groupes amateurs ou semi-professionnels ; puis un concert dès 21 heures avec Heaven Road et deux attractions d'envergure nationale, Dynastie Crisis et les Variations. Cette manifestation est un véritable événement local ; des services de car gratuits sont prévus pour assurer la liaison Le Mans-Malicorne, d'importants moyens logistiques sont déployés, et l'on compte même sur la présence des caméras de l'ORTF ! Malheureusement, les organisateurs n'avaient pas prévu le concours d'une météo fort désastreuse, et c'est l'événement dans sa globalité qui s'en trouve gâché. Une grande partie des groupes ne participera pas au concours, et seuls les Variations assureront dans la soirée, à l'insistance des organisateurs soumis à la pression du public. Dynastie Crisis ne tentera pas le diable : « Ils avaient un gros Hammond, en courant continu, alors dans ces conditions, ils avaient préféré ne pas risquer de bousiller leur matos. » [19] Heaven Road ne jouera pas non plus. « Il ne s'était donc pas passé grand chose. C'est con, parce qu'il y avait la télé. » [20] Effectivement, il était prévu que le festival soit couvert (sans mauvais jeu de mots) par l'équipe de Dominique Blanc-Francard pour un reportage dans l'émission « Pop 2 ». Dans ce document diffusé le 12 juin 1971, on n'apercevra donc que quelques images du passage des Variations, ainsi qu'un extrait de la prestation humide des Sarthois du Ramsey Set, capté pendant leur interprétation furieuse du « And The Adress » de Deep Purple, avec un Michel Rascagnères trempé, agitant son tambourin devant un public parsemé. Le festival pop de Malicorne restera pourtant dans les mémoires, tout d'abord parce qu'il s'agit du premier du genre en Sarthe, et qui rassembla tout de même 1200 à 1300 spectateurs. Il restera aussi le souvenir d'anecdotes marquantes, comme celle de la gigantesque panne d'électricité survenue dans la soirée, et qui priva la scène de ses éclairages. A l'invitation des organisateurs, les automobilistes allumèrent donc tous leurs phares en direction de la scène, créant une image inoubliable. Il y aura également une anecdote particulière concernant le fameux concours, présidé un jury composé de journalistes de la presse spécialisée (Extra, Best, Rock & Folk, Super Hebdo, Pop Music, Le Pop), et dont le groupe gagnant devait se voir remettre un prix et 1000 francs, et bénéficier d'une promotion dans les journaux cités plus haut. Michel Rascagnères, chanteur du Ramsey Set (inscrit au concours), se souvient que le prix avait été attribué à Arpège, formation parisienne qui n'avait tout simplement pas participé à la compétition, en raison de la pluie ! On ne sait avec certitude s'il s'agit là d'une petite magouille arrangée à l'avance, mais les groupes locaux furent si écœurés que certains d'entre eux, dont le Ramsey Set, cosignèrent un courrier furibard à l'adresse des journaux présents au festival, afin de dénoncer ce petit tour de passe-passe fleurant bon le parisianisme. Il va sans dire que lesdits groupes furent ensuite correctement grillés auprès de la presse spécialisée… Ouest-France, toujours alerte, salue le passage (sic) de Heaven Road, qui obtint « les plus chaleureux encouragements » [21] Néanmoins, la débâcle du festival de Malicorne inspirera au groupe une nouvelle composition, « Rain Is What I Hate », qu'il jouera régulièrement lors de ces concerts et dont il existe un enregistrement, capté lors d'un concert. Le groupe se consolera de sa déception en se produisant finalement à Malicorne le 4 juin, au club le Grenier d'Eugénie.



Michel Chevrier, Jean-Louis Briand, Le Grenier d'Eugénie, Malicorne, 4 juin 1971


A cette époque, Heaven Road profite de ses connexions avec le milieu de l'Education Nationale et se voit invité à participer au tournage d'une émission pour la Télévision Scolaire. Ce documentaire est consacré à la musique pop et témoigne d'une volonté de sortir celle-ci de l'ornière de confidentialité dans laquelle elle est enfermée et qui la réserve à un public encore trop restreint. Ce type de démarche pédagogique n'est pas isolé, et l'on voit même sortir à cette époque un volume de la collection pour enfants « Piccolo Saxo et Compagnie » en partie consacré aux instruments de la musique pop, avec force illustrations sonores, dispensées par de prestigieux musiciens tels que Jean-Pierre Alarcen (Système Crapoutchik, Eden Rose, Sandrose) ou François Jeanneau (Triangle) !



Jean-Louis Briand, live 1971


Le 16 juin, Heaven Road est de retour à la Salle des Concerts du Mans pour un concert en compagnie du groupe tourangeau Creeping Jesus. C'est le dernier concert de la saison, et un véritable succès pour Heaven Road, tandis que Creeping Jesus se fait littéralement jeter par l'assistance. Le groupe prépare ensuite sa tournée d'été, lors de laquelle il se produira sur les plages et dans les clubs de la Côte Atlantique. C'est l'occasion pour Heaven Road de renouveler son répertoire et de mettre au point de nouvelles compositions. Mais malgré un succès incontestable lors de ses concerts, cette tournée est une nouvelle galère pour Heaven Road, comme se le remémore Yves Tribaleau : « Pendant cette tournée, le matos était monté dans les boîtes et nous, on était logé en camping. Ce n'était pas facile, on n'était pas sûrs de bouffer tous les jours. » [22] Dans ce climat, il arrive d'ailleurs que les esprits s'échauffent et que des conflits éclatent, notamment entre Alec et Chouchou. Néanmoins, le groupe remporte un accueil chaleureux et reçoit même quelques invitations à venir se produire dans des clubs spécialisés de la région parisienne. D'autre part, les compositions du groupe semblent faire dresser une oreille attentive à quelques maisons d'éditions.


Heaven Road, Salle des Concerts du Mans, 16 juin 1971


Un coup dur attend Heaven Road au début du mois d'août, avec le départ sous les drapeaux de Miror. « Un exil très douloureux dans l'Est près de Belfort, le froid, la bêtise, le coiffeur, l'uniforme, les armes… » [23]. Il s'agit effectivement d'une épreuve difficile pour Miror : « Je dois être un des seuls à avoir fait l'armée, on était tous d'humeur antimilitariste, j'étais moi-même assez politisé. On était aussi des « shiteux », ça pétardait dans tous les coins… L'armée, ça a été très douloureux pour moi, à la fois physiquement et moralement. C'était dur, cet état d'esprit, cet embrigadement… C'était en 71-72, je n'ai donc pas participé aux activités du groupe, je n'apparais pas sur les photos. » [24] Alors que tant de groupes se sont retrouvés brisés par les réalités et les obligations du service militaire, Heaven Road continue malgré tout, Macson assurant alors les principales parties vocales. Ce n'est néanmoins pas facile de se faire à cette nouvelle situation, et quelques semaines d'adaptation s'avèrent nécessaires.


Heaven Road... sans Jean-Louis Briand, 2ème semestre 1971


Au terme de sa tournée estivale, Heaven Road est de retour le 10 septembre à la Salle des Concerts du Mans, dont il ouvre la saison 1971-72. Malheureusement, le public ne se déplacera pas nombreux à ce concert qui donnera pourtant l'occasion de noter les progrès effectués par Heaven Road depuis quelques mois. Le Maine-Libre observe « Un répertoire renouvelé… et beaucoup de travail […] Les Heaven Road semblent avoir acquis une maturité certaine. » [25] Un des exemples les plus flagrants de cette nouvelle maturité se retrouve dans le choix qu'a fait le groupe de ne plus écrire ses textes qu'en français. De premières compositions, « Tout » et « Démence », avaient donné le change, mais à la mi-71, Heaven Road a franchi un nouveau cap en termes de créativité avec « Soleils Couchants ». Ce thème original et riche, basé sur un poème de Verlaine repris par Miror, a peu à peu pris forme lors de répétitions, avec des apports de tous les membres du groupe. Il s'agit du premier exemple de composition commune, de recherche collective qui fédère le groupe sur un même projet. « Soleils Couchants » est une création qui révèle Heaven Road sous son jour le plus expérimental, sous l'influence directe de Soft Machine par son côté free-form, abstrait, presque déstructuré, et de Pink Floyd par cette ambiance psychédélique si spécifique. Les harmonies plus complexes qu'à l'accoutumée, les brisures de rythme, la mise en musique de la poésie cosmique de Verlaine, doucement déclamée, sur des volutes réverbérées, sont particulièrement saisissants. Et le rapprochement avec Pink Floyd est effectivement pertinent, dans la mesure où le groupe trouvera bientôt tout naturel d'enchaîner ce titre à sa version bien rodée de « Astronomy Domine »… D'autres morceaux sont élaborés à la même époque, notamment « Prologue » (un instrumental funky en diable qui servira longtemps de thème d'introduction et de tour de chauffe lors des concerts), « Solitude » (qui trahit l'inspiration parfois mélancolique du groupe) ou « Clair Obscur », un autre instrumental dont le rythme galopant évoque par moments la folie du « Rondo » de The Nice.


Christian Savigny, Michel Chevrier, live 1971


Le prochain grand concert de Heaven Road connaîtra une fréquentation guère plus satisfaisante que celle du précédent, à la Salle des Concerts. Le groupe est programmé le 3 décembre à Saint-Nicolas (Laval), avec d'autres habitués des planches mancelles, le Ramsey Set et les Shouters. Le concert se tient sous chapiteau, devant près de quatre cent-cinquante jeunes frigorifiés. C'est le premier événement du genre à Laval, et un vrai bouillon pour ses organisateurs. Ce qui est vraiment dommage, au vu de la qualité de l'affiche. Vieux de la vieille, en partie composés de mayennais, ce sont les Shouters qui se trouvent logiquement en tête d'affiche, mais la véritable révélation de cette soirée sera Heaven Road. Dans l'assistance se trouve le journaliste Jean Théfaine. Celui-ci est subjugué. Il écrit dans son article du lendemain : « Le [Heaven Road] fut remarquable par sa cohésion et la qualité de ses instrumentistes. André Beldent à la guitare solo et au chant, soutenu par l'excellent Michel Chevrier – homme orchestre – passant sans transition de la flûte aux saxos alto, ténor ou soprano, Richard Fontaine à la guitare basse, Christian Savigny à la batterie et Alec Richard à l'orgue, faisait penser par instant au Jimmy Page du Led Zeppelin. Heaven Road (la route du ciel) tourne comme une horloge sans plagier personne. La version que ses musiciens ont donné du « Left With My Sorrow » de Triangle le prouve à l'évidence : elle n'a rien à envier à l'original. Par ailleurs, le groupe interprète plusieurs morceaux de sa composition, carrés, solidement charpentés, où l'on sent les influences du Jethro Tull, de Colosseum et même par instant du Pink Floyd. De sérieuses références… […] Affaire à suivre de très près… » [26] Et malgré qu'il fasse ensuite l'éloge des Shouters dont la prestation démontre la cohérence, l'efficacité, le « métier solide » et « une maîtrise de leurs instruments remarquable », Théfaine enfonce tout de même le clou en fin d'article : « Ce qui manque aux Shouters, c'est ce petit « supplément d'âme » indéfinissable que l'on trouve chez Heaven Road : le feeling. Une question de dosage, mais surtout une question de tempérament… » [27] « En fait, les Shouters jouaient vachement mieux que nous, et ce que Théfaine devait appeler le feeling, c'est le fait qu'on en rajoutait pas mal au niveau déchaînement dans le jeu de scène ! » [28]


André Beldent, Laval, 3 décembre 1971


[1] Jean-Louis Briand, mail 05/01/04
[2] Le Maine Libre, 12/01/71
[3] Rock & Folk, 02/71
[4] Le Maine Libre, 12/01 /71
[5] Yves Tribaleau, interview 24/03/04
[6] Richard Fontaine, interview 23/03/04
[7] Le Maine Libre, 29/03/71
[8] Ouest-France, 18/5/71
[9] Le Maine Libre, 13/9/71
[10] Richard Fontaine, interview 23/03/04
[11] Yves Tribaleau, interview 24/03/04
[12] Rock & Folk, 04/71
[13] Yves Tribaleau, interview 05/04
[14] Jean-Louis Briand, interview 24/03/04
[15] Jean-Louis Briand, interview 24/03/04
[16] Jean-Louis Briand, mail 05/01/05
[17] Le Maine Libre, 29/03/71
[18] La Liberté, 10/4/71
[19] André Beldent, interview fanzine « Exit », 02/99
[20] Id.
[21] Ouest-France, 18/5/71
[22] Yves Tribaleau, interview 24/03/04
[23] Jean-Louis Briand, mail 05/01/05
[24] Jean-Louis Briand, interview 24/03/04
[25] Le Maine Libre 13/09/71
[26] Ouest-France 4/12/71
[27] Id.
[28] André Beldent, interview 10/04/04

mercredi 14 mai 2008

Les débuts de Heaven Road (1968-70)





André Beldent (né le 16 juin 1951), arrive à Baugé (Maine-et-Loire) en 1961. Dès cette époque, il se passionne pour le rock'n'roll qui commence à déferler sur la France toute entière via les premiers disques de Johnny Hallyday, les Chaussettes Noires et les Chats Sauvages. « C'est un choix que j'ai fait très, très tôt » [1]. A la charnière des années 1962-63, il fait la découverte des Beatles, un véritable choc pour lui. C'est à ce moment qu'il prend ses premiers cours de guitare. « J'ai commencé à jouer de la guitare à l'époque des Beatles, j'écoutais donc les guitaristes des Beatles. Mais après, c'était plutôt les guitaristes de chez John Mayall qui m'ont influencé, il y a eu bien sûr Clapton, Mick Taylor, etc, et puis tous les bluesmen […] » [2]. Il fait ses débuts de musicien dans un orchestre de bal nommé Los Crescendos, au sein duquel il assure les fonctions de bassiste. En 1966, André intègre l'Ecole Normale de Garçons du Mans, où il gagne rapidement le surnom de Macson. Armé de sa première guitare électrique, une Kent demi-caisse achetée au Mans en 1967, il monte avec d'autres normaliens un groupe dont le nom évoque, non sans une touchante naïveté, les mythes et légendes du blues américain dont le son et l'esprit le passionnent depuis déjà quelques années. « Alors au départ, le groupe s'appelait le New Rainbow. Pourquoi, parce que nous étions tous issus de l'Ecole Normale du Mans, on cherchait un nom qui sonne, qui sonne blues. Et New Rainbow, ça sonnait blues, comme Mayall, les Bluesbreakers, comme tous les groupes de blues de l'époque. » [3].


Heaven Road, Changé, avril 1970 (André Beldent à l'harmonica)

Le groupe se produit dans des boums de fin d'année. Son répertoire inclut notamment « Tiger » de Brian Auger, « Call My Name » de James Royal, « Hush » de Billy Joe Royal, quelques titres des Doors ainsi qu'une bonne sélection de standards du rythm and blues, empruntés à James Brown, Otis Redding ou Wilson Pickett. « Je ne sais pas s'il existe des enregistrements de cette époque qui puissent en témoigner, mais pour être tout-à-fait franc, ça ne devait pas être très bon… » [4]. Le personnel du groupe n'est guère stable, et se retrouve bientôt sans bassiste. Macson a repéré un collègue normalien, issu lui aussi de la promotion 1966, qui assiste de temps à autres aux répétitions du New Rainbow. Après avoir sympathisé avec lui, il le recrute dans son groupe, en qualité de bassiste. Né le 26 février 1950, Richard Fontaine, dit Sam, fait alors son entrée dans notre histoire, pour en devenir l'une des figures essentielles. « J'ai découvert la musique avec le classique. Mon père était prof aussi, donc c'était classique. Je suis allé en Angleterre, j'avais seize ans et j'ai découvert les Beatles. Je suis tombé en arrêt devant les Beatles, parce que c'était excellent. Je suis toujours resté intéressé par les mélodies, j'appréciais les parties de basse de Mc Cartney. […] Je suis rentré à l'E.N. à seize ans. Je devais en avoir dix-sept, dix-huit quand j'ai commencé, je me souviens qu'on transportait du matériel avec ma première voiture. Je suis entré un peu par hasard dans le groupe ; j'étais allé voir Macson qui avait déjà un groupe, mais je ne me souviens plus s'ils avaient un nom, peut-être ça s'appelait déjà le New Rainbow. C'était juste un groupe de normaliens, pour s'amuser. Ils répétaient à Coulaines, dans un café-PMU. Puis il me dit « Viens donc voir, j'ai plus de bassiste ». Moi, je faisais de la guitare classique, j'avais fait le conservatoire, j'ai même fait du trombone à coulisse, mais je ne connaissais rien à la basse, évidemment. Et j'ai commencé sur un morceau très simple, « Sunshine Of Your Love » de Cream. » [5]
Richard Fontaine, André Beldent, Changé, avril 1970


Au début de l'année 1969, un autre normalien fait son entrée dans le groupe, cette fois au poste de batteur. Christian Savigny (né le 17 janvier 1952), surnommé Kick's, est lui aussi un véritable fou de musique, qui se révèlera être un autre personnage-clé de notre histoire. « Depuis tout petit, c'est-à-dire vers l'âge de trois-quatre ans, j'étais scotché en permanence au poste de radio, tournant le gros bouton du zapping (trois radios en France, mais on captait le monde entier en grandes ondes). J'ai aussi pris des cours de musique de 7 à 10 ans car je voulais être pianiste. Mes parents n'ayant pas les moyens, j'ai fait mandoline… Mes parents allaient beaucoup dans les bals. Je restais en admiration devant l'orchestre, passant toute la soirée à épier tous les plans des musiciens, passant derrière la scène pour mieux voir jouer le batteur et l'organiste-pianiste. J'ai donc une mémoire auditive très développée : si je ne connais pas toujours les titres, j'ai toujours gardé les mélodies en tête, y compris des airs de bal musette, des mambos et autres cha-chas des années 50 et toutes les chansons de variété depuis 55-56. Puis il y a eu Salut Les Copains, Johnny pour la révolte pré-ado, et les Beatles pour la révélation suprême ! Certains se souviennent de ce qu'ils faisaient quand ils ont appris la mort de Kennedy, moi je me souviens parfaitement de ce que je faisais et où j'étais quand j'ai entendu « She Loves You » pour la première fois, à l'été 63. Ma première radio n'existait que pour mes copains et moi, faite avec deux Teppaz, en 64-65. C'est là que j'ai commencé à faire des listes de chansons et d'artistes, mon hit-parade, mon journal de d'jeuns avec plein de couleurs et d'effets psyché. Je suis arrivé sur Le Mans en 67, j'ai découvert d'un coup le blues, la soul, les classiques du rock, le cinéma… Début 68, j'ai pris quelques cours de batterie et j'ai décidé de rejoindre le groupe de l'Ecole Normale fin 68. J'ai commencé en février 69 en tant que batteur, mais j'avais toujours l'illusion de pouvoir tenir les claviers un jour. » [6]


Heaven Road, Changé, avril 1970


Le noyau dur du groupe vient de se constituer. Les vocaux sont assurés par Michel Gaignard et les claviers tenus par Christophe Plettner, dont le père est proviseur du lycée de Château-du-Loir. Mais la formation ne se compose pas uniquement de musiciens : on trouve également au sein du New Rainbow deux normaliens qui assurent des fonctions de techniciens. Ce rôle d'hommes « de l'ombre » pourrait apparaître ingrat, mais Guy 'Guss' Bernardeau et Yves Tribaleau ont leur place à part entière dans le groupe, et leur collaboration s'avèrera toujours précieuse pour son développement. « J'ai commencé en 68. D'abord je suivais mes copains qui allaient jouer de la trompette, je faisais les éclairages. Puis j'ai fait de la sonorisation, sur une Binson six-voies. Tribaleau est arrivé au son, et moi je me suis occupé de l'éclairage, avec des portes d'armoire bricolées. » [7].


Guy Bernardeau, circa 1970


« J'ai travaillé avec Heaven Road de la fin de l'année 1968 à septembre 1973. J'étais normalien. Je suis entré à l'Ecole Normale à la promo 1965. J'étais en fait à l'E.N. des filles, en philo, où il n'y avait qu'une minorité de garçons. J'ai d'abord été roadie, puis sonorisateur. Après, je me suis occupé du management, d'abord en même temps que de la sonorisation, puis ensuite je me suis consacré uniquement au management. J'ai connu la toute fin du New Rainbow. » [8]


Yves Tribaleau, au volant du J7 du groupe, août 1972

Effectivement, au bout de quelque temps, sur une idée de Macson, The New Rainbow se débaptise : « Après, on s'est appelé Heaven Road, on a changé de nom, peut-être que c'était plus facile à prononcer, je ne sais pas, je n'ai pas un souvenir exact de cette période. » [9]. Le groupe se produit maintenant de façon beaucoup plus régulière et intègre le circuit des bals, une scène aujourd'hui révolue, mais qui aura marqué plusieurs générations de musiciens. Pour bien comprendre son importance, il faut se replacer dans le contexte de l'époque. Il s'agit d'une situation que l'on transposera aisément à toutes les provinces de France. A cette époque, il n'existe pas de structures repérées et appropriées pour les groupes de rock. Le bal est l'un des rares circuits qui puisse permettre aux groupes de se produire sur scène devant un public. De nombreuses formations sarthoises trouvent alors le moyen de s'exprimer sur scène, même si le 'baluche' reste un format aux aspects contraignants. Jusqu'au milieu des années 1960, époque à laquelle le rock parvient à trouver sa place dans les sélections des orchestres de danse, les bals sont presqu'exclusivement réservés aux amateurs de valse-musette et de paso-dobles. Pourtant, de plus en plus de jeunes musiciens tentent de faire évoluer les choses. Les Sparks, qui comptent en leurs rangs des musiciens manceaux et lavallois, sont de ceux-là. « Par précaution, on avait conservé un gars qui jouait de l'accordéon-bandonéon, ce qui permettait de faire des bals. […] Les soirées étaient basées sur des « séries de trois » : trois rocks, trois slows, après on faisait trois tangos, trois cha-chas. C'était toujours par séries de trois. […] On a commencé à jouer entre autres à Robinson, qui était au départ un endroit dans lequel on ne jouait que du musette. On a été le premier groupe à intégrer un maximum de musiques rock au cours des bals. » [10]


Les Sparks, 1964

Autrefois sis rue de l'Epau, aujourd'hui disparu sous les assauts des promoteurs immobiliers, le Robinson était un dancing réputé dont l'importance absolument incontestable dans le développement de la scène rock locale se mesure également à son empreinte dans le souvenir de la jeunesse de l'époque. Guy Gardon, collectionneur de disques et auteur de remarquables articles sur les groupes-pionniers de la scène rock mancelle des années 1960 à 1968, a fait du Robinson cette description émouvante : « Démunis de voitures ou de tout autre moyen de locomotion, la municipalité bienveillante mettait alors à la disposition des jeunes danseurs un service de bus gratuits avec deux départs et deux retours. Pris Place de la République, les cars nous transportaient jusqu'à l'entrée de la route de Paris, empruntaient un petit chemin de terre sur la droite, enjambaient un passage à niveau avant de nous déposer à la porte de ce lieu mythique où, lorsque les lumières se tamisaient, pour les slows, des rampes de néons ultra-violets transformaient nos chemises blanches et les cols des chemisiers des filles en autant de tâches phosphorescentes. » [11]. Le Robinson était tenu par deux vieilles sœurs jumelles, Lucienne et Marguerite Meunier, qui avaient pris conscience d'une demande du public jeune pour une programmation plus moderne que celle des bals traditionnels. Aussi, le Robinson constituera un lieu de prédilection pour beaucoup de groupes manceaux, dont Heaven Road, qui en deviendra un résident assidu. Les matinées du dimanche au Robinson se terminent très régulièrement par des bagarres pour le moins épiques. Lors d'une fermeture du Robinson, Heaven Road est attaqué par une bande de blousons noirs du côté de la route d'Angers. Les musiciens se font proprement démolir le portrait, tandis que le matériel est réduit en miettes. Puis, les loubards s'aperçoivent qu'il y a méprise, qu'ils se sont trompés de groupe en quelque sorte ! « Et puis après, ça s'est arrangé, on est devenus copains avec eux, et c'est vrai qu'après, les mecs, fallait plus nous toucher ! » [12] « Cet après midi-là, j'étais venu avec une copine, que j'avais ramenée ensuite. Et le temps que je fasse l'aller-retour, quand je suis revenu, tout le matos était cassé. Ça avait même été jusqu'à une confrontation au commissariat, où on nous avait demandé de reconnaître les types… Mais on a été grands seigneurs, on n'a rien dit. Bon, les gars avaient fait leurs excuses, et après, ils nous servaient de gardes du corps ! » [13]. Outre le Robinson, Heaven Road écumera souvent le Clair de Lune (sis avenue Félix Geneslay au Mans), tenu par l'accordéoniste et chef d'orchestre Michel Bénito. Une autre salle de bal, à Changé, accueillera régulièrement Heaven Road, dont il existe d'ailleurs quelques clichés pris sur cette scène, en avril 1970.


Heaven Road, Changé, avril 1970

Même si elle ne connaît pas l'effervescence de villes plus importantes comme Nantes, la ville du Mans a vu fleurir sur son territoire un certain nombre de formations rock depuis le milieu des années 60. Les pionniers en matière de musique de rythme au Mans ont pour nom les Sphynx, les Silhouettes ou les Sparks. Ces derniers sont de véritables vedettes sur toute la région des Pays de Loire. A la suite d'une scission intervenue en 1965, ils se muent en deux formations distinctes, les Shouters d'un côté et les « nouveaux » Sparks de l'autre. Dirigée par les frères Ravenel, cette deuxième mouture se spécialisera dans un rythm & blues de bon aloi, connaissant même son heure de gloire en 1968 lors d'un passage à la télévision dans « Bouton Rouge », émission-culte et pionnière des programmes musicaux rock en France. Les Shouters deviendront eux une référence incontournable sur la scène des bals dans tout l'Ouest de la France. « [Les Shouters] représentaient le summum de la qualité musicale dans la région. [14] […] C'était le gros groupe de la Sarthe. C'était de bons musiciens. Ils ont généré un courant, en plus c'était de la musique de bonne qualité, c'était rythm & blues, et à l'époque, c'était ce qui se faisait de mieux en matière de musique anglo-saxonne. A la suite des Shouters, il y a eu plusieurs groupes qui se sont formés, il y a eu le Ramsey Set, qui jouait du blues tendance Mayall, puis Heaven Road. » [15]


Les Shouters, 1970

Evoqué plus haut par Macson, le Ramsey Set est un autre groupe très important de la scène des bals rock au Mans. Formé en 1967 sur les cendres des Field Flowers, il marquera les esprits par la qualité de sa programmation, résolument tournée vers la pop-music underground, souvent à la pointe des dernières parutions discographiques anglo-saxonnes. La renommée du Ramsey Set doit surtout à la personnalité de son leader-fondateur et chanteur, Michel Rascagnères. Né à Manchester, employé des Postes & Télécommunications le jour, rocker la nuit, ce personnage singulier est un remarquable vocaliste, doté d'une voix évoquant les plus grands noms du blues-rock à l'anglaise (Mick Jagger, Eric Burdon) et d'une prononciation logiquement irréprochable de la langue de Shakespeare. Au-delà de ses talents de chanteur, « Rascasse » se distingue pour sa discothèque pointue dont il s'inspire pour concocter le répertoire de son groupe. Ainsi, Simon Dupree & The Big Sound (futurs Gentle Giant), the Syn (avec Chris Squire et Peter Banks, futurs Yes première mouture), Rare Bird, Skin Alley, Spooky Tooth ou Focus, parmi tant d'autres, se retrouveront au programme des bals du Ramsey Set. Encore qu'on puisse avoir du mal à parler ici de bals, ces tours de force psychédéliques culminant sur une version-fleuve (près d'une demi-heure !) du « Season of the Witch » de Donovan, adaptée d'après la relecture faite en 1968 par Steven Stills et Al Kooper sur leur album commun « Super Session ». Le Ramsey Set croisera souvent la route de Heaven Road jusqu'à sa séparation à la fin de l'été 1973.

Le Ramsey Set, en concert au Robinson, circa 1970



Entre-temps, d'autres formations auront fait les beaux jours du « Mans qui swingue », parmi lesquels les Redskins (dont le chanteur Albert Dubignon sera présentateur de l'émission « Tempos », sur la chaîne régionale FR3 Pays de Loire), les Blackers (qui comptent en leurs rangs le batteur René Guérin, que l'on retrouvera à partir de 1971 au sein de Martin Circus), ou encore les Shakin' All Stars, une formation mi-mancelle, mi-tourangelle qui connaîtra son heure de gloire entre 1966 et la fin de l'année 1967, à sa séparation.

Lors d'un concert à la Maison Sociale du Mans, le groupe fait la rencontre d'une autre formation, les Spirit's, qui sont un peu au lycée Bouchevreau de la Flèche ce que Heaven Road est à l'Ecole Normale de Garçons. Les Spirit's se composent d'élèves de ce lycée fléchois, Joël « Jo » Quellin à la guitare soliste, son frère Loïc à la batterie et Gérard « Ger's » Marteau à la guitare rythmique. A ce line-up s'ajoute une section de cuivres : Daniel Blot (trompette), Gérard « Gégé » Lachambre (trompette) et Michel « Chouchou » Chevrier (saxophone). Les vocaux sont assurés par le pion du lycée, Pierre Thomas, dit « Tom's », un surveillant pas comme les autres qui marquera ces jeunes lycéens à bien des égards, notamment en leur faisant découvrir – durant les heures de permanence ! – les premiers albums respectifs de Ten Years After et Canned Heat (rapportés d'Angleterre à la fin de l'été 1967). Heaven Road bénéficiera durant quelque temps du concours de la section de cuivres des Spirit's, puis celle-ci se désagrègera. Il n'en restera que le saxophoniste Michel Chevrier, qui deviendra rapidement un élément emblématique de Heaven Road, influençant de par son rôle-même la couleur sonore du groupe. « Il faisait des trucs marrants, comme placer une embouchure de sax sur sa flûte, ça donnait un son particulier » [16] Son statut d'homme-orchestre apportera aussi à Heaven Road une dimension scénique importante. Auparavant, Chouchou a participé à divers groupes locaux, dont les Shakin' All Stars.


Les Spirit's, circa 1968 (Michel Chevrier, 5ème à partir de la gauche)


Quelque temps plus tard, le chanteur Michel Gaignard laisse sa place au micro à un autre normalien, Jean-Louis Briand. Surnommé « Miror » depuis ses années de collège à Saint-Calais (Sarthe), Jean-Louis Briand est entré en seconde à l'Ecole Normale en 1965, à l'âge de 16 ans. Après s'être d'abord destiné à une carrière de professeur d'éducation physique et sportive, il se découvre une vraie passion pour le métier d'instituteur, qu'il exerce dès sa sortie de l'E.N. en 1970. Mais l'autre grande passion de Miror, c'est la musique, à laquelle il est amené à s'intéresser progressivement par le biais de divers facteurs, l'accès à la maturité au sortir de l'adolescence, l'influence de certains amis, les discussion à propos de l'actualité musicale, la lecture de magazines spécialisés, les sorties, mais également et surtout le contexte sociopolitique de cette époque : « Mai 68, même sans le Quartier Latin, c'était quelque chose pour un étudiant de 18-19 ans, d'origine ouvrière de surcroit ! » [17] C'est à cette époque que Miror prend conscience de l'importance d'artistes tels que Bob Dylan, Joan Baez, Donovan ou Leonard Cohen et se plonge dans l'étude de leurs textes et musiques. « Puis je me suis souvenu que je savais chanter, mais pour chanter Dylan il fallait jouer de la guitare ; j'ai donc commencé à gratouiller un peu de folk (un peu de picking, Steve Waring, Graeme Alwright), un peu de blues aussi (John Lee Hooker, Lightnin' Hopkins, John Mayall). » [18] Malgré son intégration tardive au groupe, la rencontre de Miror avec Macson se situe bien avant la formation du New Rainbow. En effet, dès 1966-67, les deux compères, respectivement en terminale et en seconde, avaient pris l'habitude de se retrouver régulièrement lors de l'interclasse de midi dans les chambres de l'internat des garçons pour taper des « bœufs » à la guitare sèche, harmonica et voix. « Je ne crois pas que le groupe était vraiment formé à ce moment-là, mais on n'était sans doute pas loin de The New Rainbow et je n'en étais pas encore. » [19]

Jean-Louis Briand, 1971

Si l'on regarde rétrospectivement le répertoire abordé en bal par Heaven Road à cette époque, on se trouve en fait face à un fabuleux juke-box, offrant le meilleur de la musique rock des années 1967-69. Démarrant sur de bons vieux rock'n'roll de la décennie précédente, « Good Golly Miss Molly » (Little Richard), « Around And Around », « Bye Bye Johnny » (Chuck Berry), la sélection mettait ensuite à l'honneur les grandes figures du mouvement du "british blues-boom", John Mayall en tête, avec « You Don't Love Me », « Walking On Sunset », « So Many Roads », « Tears In My Eye », « The Stumble », « The Same Way », « The Death Of J.B. Lenoir », « Blues City Shakedown », « California » et « Dust My Blues ». Au rayon des standards du blues à l'anglaise, on retrouvait également « The Sun Is Shining » et « Black Magic Woman » de Fleetwood Mac période Peter Green. Heaven Road s'intéressait également à un versant plus heavy du blues-boom, comme l'illustrent les reprises de « Can You See Me », « Fire » (Jimi Hendrix Experience), « Sunshine Of Your Love », « Crossroads », « I'm So Glad » (Cream), « Dual Carriageway Pain » (Taste), « The Lemon Song », « I Can't Quit You Babe » (Led Zeppelin), « Clown » (The Flock), « I Can't Keep From Cryin' Sometimes », « Stoned Woman », « Rock Your Mama » (Ten Years After), « Better By You, Better By Me », « Evil Woman » (Spooky Tooth). Le groupe faisait également un détour par quelques standards de la soul-music américaine (« Try A Little Tenderness », « In The Midnight Hour »), du blues (« Statesboro Blues », « I Put A Spell On You », « Summertime ») ou de la pop anglaise (« Day Tripper » des Beatles, « Child Of The Moon » des Rolling Stones).

Une telle sélection illustre la richesse des références de Heaven Road, dont les univers musicaux s'inscrivent dans les grandes influences en vogue sur le Mans, à savoir les avatars d'une certaine mutation du blues boom britannique, transfigurés par le rock psychédélique et pervertis par d'audacieuses fusions avec le jazz ou la musique classique. Après des débuts marqués par le rythm & blues (très à la mode depuis l'explosion d'Otis Redding en 1965-66), Heaven Road a subi l'influence des groupes-phares du mouvement blues-boom, les Bluesbreakers de John Mayall, Cream, Chicken Shack ou Ten Years After. Mais ce blues-boom s'est en même temps trouvé bousculé par les expérimentations d'une nouvelle avant-garde britannique dont deux des principaux représentants allaient devenir les sources d'inspiration prédominantes de Heaven Road : Colosseum et Jethro Tull. Colosseum, formé par d'anciens musiciens de John Mayall, a créé une rencontre originale de blues, jazz, rock, heavy-rock, psychédélique, avec quelques influences classiques et une imagerie pompéïenne imposante. Se targuant d'avoir inventé la fusion avant Miles Davis, Colosseum entraînera dans son sillage d'autres fameuses formations anglaises comme Heaven, If ou Mogul Thrash. De Colosseum, Heaven Road reprendra le superbe « The Grass Is Greener », troisième tableau de la très audacieuse « Valentyne Suite », parue en 1969 sur l'album du même nom, le deuxième du colosse. Au sujet de Colosseum, il reste encore aujourd'hui à Miror le souvenir d'un concert à Londres, « un grand moment […], avec Chris Farlowe au chant, la double batterie de Jon Hiseman et un guitariste [Dave Clempson, NDA] aussi blond et aussi bon que Johnny Winter ! » [20]

Jethro Tull est un autre cas particulier. Il s'agit à l'origine d'un énième groupe de british blues qui a ensuite trouvé sa voie en développant un langage musical unique trouvant sa source dans le croisement du heavy-blues et du folk, et qui aboutira dans les années 1972-73 à un rock progressif particulièrement complexe et sophistiqué, en rupture totale avec le blues de ses débuts. Jethro Tull se caractérise surtout par le charisme de son leader, Ian Anderson, ses excentricités scéniques et son jeu de flûte, hérité du jazzman Roland Kirk, et qui va libérer toute une génération d'instrumentistes traumatisés par le conservatoire. Le flûtiste de Heaven Road, Chouchou, n'échappera d'ailleurs pas à cette influence, ce que démontrera l'adaptation par le groupe de « A New Day Yesterday », titre extrait du deuxième album de Jethro Tull, « Stand Up », sorti en 1969. « On était très influencé par Jethro Tull et Colosseum, par ce type de musique très élaborée. Ce qui nous plaisait beaucoup, c'était ce mélange de recherche musicale et d'énergie, la prépondérance des mélodies dans les compositions. » [21]


Michel Chevrier, Changé, avril 1970

A ces deux influences majeures s'ajoute celle de formations peut-être moins populaires, et qui touchent davantage à l'avant-garde, comme King Crimson ou Soft Machine (que le groupe verra d'ailleurs en concert au Théâtre Municipal du Mans le 12 mars 1970). Miror précise aujourd'hui : « Bon, Soft Machine, c'était une influence, mais on n'allait pas s'aventurer sur leur terrain, au niveau basse, batterie, claviers. » [22]. Néanmoins, Heaven Road n'hésite pas à proposer lors des bals qu'il anime, une reprise du très aventureux « Hibou, Anemone And Bear », extrait du second album de la machine molle. De même, le groupe inscrira à son répertoire quelques reprises du King Crimson des tout débuts, comme « Moonchild » ou « 21st Century Schizoid Man ». Pink Floyd constitue une autre influence marquante, tant pour le son que pour la démarche. A cette époque, le Floyd est encore un groupe underground qui marquera beaucoup les Français par sa capacité à élaborer de grands concepts et à défricher de façon acharnée, produisant une musique extrêmement innovatrice mais qui sait pourtant rester accessible. Alors que l'influence du Floyd devient perceptible dans ses compositions, Heaven Road propose dès cette époque une fantastique version de « Astronomy Domine », l'un des morceaux caractéristiques du Floyd première manière. « Ces reprises étaient l'occasion pour tous de travailler et donc de progresser, elles étaient généralement appréciées par un public connaisseur qui aimait bien nos interprétations à la fois fidèles et créatives. » [23]

Le répertoire de Heaven Road en 1970 se révèle encore intéressant à plusieurs autres titres : tout d'abord parce qu'il montre un début d'intérêt du groupe pour les groupes français, dont le plus fameux étendard a pour nom Martin Circus. Derrière ce nom se cachent cinq musiciens chevronnés, issus de ce qu'on a coutume d'appeler le milieu des « requins de studio », et qui ont derrière eux une longue expérience d'accompagnateurs auprès de vedettes yé-yé. Le principe de ce groupe est simple, consistant à transposer les récentes innovations de l'avant-garde pop internationale (Beatles, Traffic, Jimi Hendrix, Frank Zappa) sur un répertoire spécifiquement français, c'est-à-dire créé par des musiciens français et sur des textes francophones. La première mouture de Martin Circus (avec Patrick Dietsch, Paul-Jean Borowski et Gérard Pisani) publiera, entre juillet 1969 et septembre 1970, trois excellents quarante-cinq tours (dont le sublime « Matin des Magiciens ») ainsi qu'un premier album de très haute volée, enregistré live au club parisien le Rock & Roll Circus. De cette album, Heaven Road retiendra « Tout Tremblant de Fièvre », « A Quoi Sert Ma Prière ? » et « Moi Je Lis les Bandes Dessinées », qu'il fera un temps figurer dans sa sélection.

Mais l'élément le plus significatif dans la play-list de Heaven Road reste l'inclusion de ses premières compositions originales, « Born In The Sky », « Did You See My Father » (composées en 1968-69), « Alone In Winter », « Back To The Old Country », « You Got Me Wrong », « She's Back To Me ». La toute première composition du groupe, « Up To Heavens », remonte quant à elle à l'année 1968. « Il y a eu un moment où on s'est mis à composer, mais dans un premier temps, il s'agissait plutôt d'adaptations, dans ce sens où on faisait des arrangements de nos reprises, comme pour « Hush ». [24] A la manière de Vanilla Fudge, The Nice qui réussissaient à créer de véritables mini-symphonies à partir de titres de la Tamla Motown ou de Bob Dylan, Heaven Road s'essaie à cet exercice de style fort prisé à l'époque. A l'instar du Deep Purple des débuts, Heaven Road s'attaque à quelques standards qu'il personnalise, « Hush » donc, mais aussi des compositions de Donovan telles que « Lalena » et « Season Of The Witch ».

À cette époque, le claviériste Christophe Plettner décide de quitter le groupe pour poursuivre ses études. Il est remplacé par Alec Richard, un personnage qui a beaucoup fréquenté la scène rock mancelle, dès les années 1965-66. Alec a même participé aux tous premiers balbutiements du Ramsey Set ; mais sa collaboration avec ce groupe ne dépassera le stade des premières répétitions, au sein de la toute dernière mouture des Field Flowers. « On a dû, je pense, le rencontrer à l'un de nos concerts, auxquels il assistait, il nous a dit « je joue un peu de claviers », et puis voilà. C'était un mec qui zonait un peu, il était sympa » [25], se souvient Macson. Du fait de sa stature imposante, et de sa barbe très fournie qui lui mange le visage, il est surnommé « Jésus » ou « Rebroff ».



Les Field Flowers, circa 1966-67, répétition au cinéma Le Royal (Alec Richard aux claviers)


« Dans les bals de Heaven Road, il y avait toujours une partie concert, dans laquelle ils jouaient leurs compositions. Je me souviens avoir remarqué à un moment que cette partie connaissait un succès grandissant, j'étais étonné de voir autant de personnes aux concerts. Je crois que c'est moi qui ai eu l'idée de passer totalement au format concert. » [26] Cet abandon délibéré de la formule bal représente une évolution d'une importance capitale dans le parcours de Heaven Road. Cette évolution coïncide d'ailleurs avec une certaine prise de conscience des organisateurs locaux qui comprennent à cette époque que le circuit des bals est tout-à-fait inadapté pour les nouveaux groupes de rock, qui ne peuvent plus se satisfaire d'un cadre à ce point restrictif. En effet, si le rock avait encore sa place dans les baluches quelques années plus tôt en tant que musique de danse, un tel compromis n'est raisonnablement plus possible en 1970, à l'heure d'une nouvelle cérébralité du rock, qui devient par conséquent bien moins une musique à faire danser qu'à ouvrir les esprits. D'où une impérieuse nécessité de créer un réseau spécifique, propre à cette nouvelle scène. Dans cette optique, un premier concert est organisé à la Salle des Concerts du Mans. Une demi-douzaine de groupes locaux, parmi lesquels Heaven Road, le Ramsey Set, Synthèse ou les Wind-Screen-Wipers, se produisent le 16 décembre 1970, devant une salle comble. Ainsi, en termes de participation du public, l'expérience est concluante. L'accueil réservé aux groupes est des plus enthousiastes, mais aucun débordement ni incident ne viennent entacher le bon déroulement de la soirée. C'est en soi une petite victoire pour les organisateurs car de précédentes tentatives, quelques années auparavant, avaient connu ce type de revers et avaient contraint leurs initiateurs à abandonner l'expérience. La Salle des Concerts du Mans, petit théâtre à l'italienne sis rue de la Comédie, était jusque-là davantage fréquentée par les mélomanes amateurs d'opérette ou de musique classique, accueillant également un grand nombre de conférences et réunions publiques. Du fait de ses configurations techniques appréciables, et par ses tarifs de location somme tout assez modiques, elle va devenir un lieu repéré et identifié pour les groupes et organisateurs locaux. Cette salle aura même une certaine importance symbolique pour Heaven Road, qui en fera l'une de ses scènes de prédilection, prenant l'habitude dès cette époque d'y donner chaque année un concert de rentrée afin de présenter au public manceau son nouveau spectacle.


[1] André Beldent, interview 10/04/04
[2] André Beldent, interview 15/05/99, émission « Progfest » (Radio Alpa)
[3] Id.
[4] Christian Savigny, interview 12/04
[5] Richard Fontaine, interview 23/03/04
[6] Christian Savigny, mail 26/03/04
[7] Guy Bernardeau, interview 10/04/04
[8] Yves Tribaleau, interview 24/03/04
[9] André Beldent, interview fanzine « Exit » 02/99
[10] Jean-Pierre Leguay, interview 08/02
[11] In Le Club des Années 60, n°34 (janvier 2003), page 31
[12] André Beldent, interview fanzine « Exit » 02/99
[13] Jean-Louis Briand, interview 24/03/04
[14] André Beldent, interview 15/05/99, émission « Progfest » (Radio Alpa)
[15] André Beldent, interview fanzine « Exit » 02/99
[16] Guy Bernardeau, interview 10/04/04
[17] Jean-Louis Briand, mail 05/01/05
[18] Id.
[19] Id.
[20] Jean-Louis Briand, mail 05/01/05
[21] André Beldent, interview 10/04/04
[22] Jean-Louis Briand, interview 24/03/04
[23] Jean-Louis Briand, mail 05/01/05
[24] André Beldent, interview 10/04/04
[25] Id.
[26] Yves Tribaleau, interview 05/04